Crise agricole

Introduction

Ce qui frappe en premier lieu, dans la crise actuelle du monde agricole (commune à l’ensemble de l’UE), c’est sa dimension sociale. Et la difficulté à bien en saisir les contours vient de ce qu’elle relève également de questions économiques, techniques, environnementales et politiques. Il paraît donc nécessaire de considérer, sur le temps long, le projet de société au sein duquel, en occident d’abord, puis dans le monde, l’agriculture a évolué. Selon un rapport du Sénat de 2016, « un français sur deux travaillait pour l’agriculture en 1900. Cette part (…) représente aujourd’hui 3 % de l’emploi total en France. » La surface de terres agricoles ne s’est pourtant pas réduite, elle a même sensiblement augmenté, mais elle s’est concentrée dans le même temps entre les mains d’un nombre toujours plus réduit d’acteurs « tant industriels que financiers, (…) tous spéculant sur la demande en produits agricoles. » *

Les sentiments d’abandon et de colère des petits producteurs (chez qui sévit une épidémie de suicides – un tous les deux jours en moyenne), sont ceux d’une large part du mouvement de protestation venu perturber le Salon 2024 de l’agriculture – comme jamais en 60 ans d’existence. Ce mouvement est largement soutenu sinon approuvé par la population française, mais ce facteur n’est pas déterminant en l’absence d’un référendum dont celle-ci aurait l’initiative. Ce sont les élus nationaux (au premier rang desquels le président de la République), mais plus encore la Commission Européenne (principal organe de l’exécutif européen, disposant également du monopole de l’initiative législative), qui sont la cible de ses revendications, du fait que les modalités d’attribution des aides de la Politique agricole commune (PAC) et la négociation des traités de libre échange (qui s’est poursuivie durant le salon) restent l’apanage de l’UE.

Comme tout mouvement social, ce mouvement traduit un rapport de forces entre groupes d’intérêts divergents au sein de la société. L’État, en tant que promoteur de l’intérêt général et gestionnaire du bien commun, n’est pas supposé devenir la cible de tels mouvements. Son implication par ceux-ci laisserait donc un doute sur sa volonté ou sa compétence à remplir ce rôle, ou encore sur son indépendance -en l’occurrence- vis à vis de la grande distribution, des industriels de l’agroalimentaire, voire de la FNSEA, ou des fonds d’investissement privés autant que souverains.

L’État, en particulier son chef, celui du gouvernement ou le ministre de l’agriculture, sont-ils donc les meilleurs interlocuteurs, ou disons les vrais protagonistes de cette énième crise ?, sachant que depuis l’internationalisation et la libéralisation des marchés agricoles mondiaux dès le tournant des années 1980, les revenus agricoles se sont trouvés indexés sur des prix découlant largement de logiques supranationales purement financières où l’exploitation familiale n’a plus sa place.

À l’évidence, la question agricole ne peut être envisagée qu’à l’intérieur d’une question plus vaste : jusqu’où les intérêts de l’élite financière (qui structure depuis maintenant des décennies l’économie et oriente les politiques des États-nations) peuvent être compatibles avec les défis planétaires relatifs aux aspirations à une démocratie réellement participative, à l’environnement, à la sécurité et la précarité alimentaires, à la transition énergétique, au changement climatique ou aux fractures et problèmes sociaux (de santé publique**, de croissance de la pauvreté et des inégalités, notamment, qui sont des effets directs ou indirects de guerres économiques et militaires devenues endémiques) ?

P. Perrier, février 2024

* Jean-Marc Puel, Les fonds souverains dans l’agriculture : un investissement politique ?, Études rurales – 190 | 2012

** On sait pertinemment les liens entre santé et alimentation. À titre d’exemples, un milliard d’êtres humains sont atteints par l’obésité, et le rôle joué par les pesticides – entre autres dans la formation de nombreux cancers et dans les anomalies foetales – est aujourd’hui patent.

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